Et dans l’espace sacré du temple de la Déesse…

« Et dans l’espace sacré du temple de la Déesse, ils sont entrés dans des transes hypnotiques. Et de cette Vie… je me souviens. »

Je suis née sur une petite île rocailleuse et sèche, que vous appelez aujourd’hui « Malte ». De ce passage sur Terre, j’ai gardé quelques souvenirs. Certaines images fortes me reviennent parfois, au lever du sommeil, comme rappel ineffable de ce que fut un jour, ma Vie.Ma mère est une fervente adoratrice. Elle porte, comme toutes les femmes, des tenues claires et longues et se coiffe en chignon. Elle va, comme tout le monde, régulièrement au temple déposer ses offrandes. Nous partageons tous la même foi. Paysans, pêcheurs, marchands et même esclaves. Personne ne remet en question nos croyances. Nous sommes tous entièrement consacrés à servir Celle qui nous permet l’existence.

LA DÉESSE.

Déesse large et ronde et généreuse.Déesse qui donne la Vie et qui la reprend. Déesse sublime et toute puissante. On l’adore pour son abondance, on la craint pour ses sècheresses. On l’adule pour les enfants qu’elle donne, on la pleure pour ceux qu’elle nous retire. Elle fait vrombir la mer et provoque les tempêtes. La prochaine fois nous lui ferons plus d’offrandes. Une chèvre ? Espérons que cela l’apaise. Nous prierons toute la nuit pour obtenir sa mansuétude ! Oh Déesse, entend notre demande… Aie pitié de nous, donne nous des poissons et fait murir les fruits et par pitié, épargne nos hommes sur tes eaux de Vie !

Comme souvent, ce jour là, je suis allée dans l’espace sacré avec ma mère.
Rituel quotidien pour nous qui avons la chance de vivre aux abords. Nous avons touché l’eau qui sort du sol, nous sommes mouillées tout le corps, pour en tirer purification, et demander clémence sur notre maisonnée.Nous avons caressé les Pierre sacrées, et les arbres bénis. Nous sommes allées offrir du miel et des macéras de fleurs aux Femmes. Aux gardiennes de ce lieu. Les Vierges. Les Prêtresses.Je suis là. Je cours et ri auprès d’elles, dans l’innocence de cette enfance qui fût pour moi bien trop courte. Tout à coup, le temps s’arrête. Je stoppe ma course, je sens des choses inhabituelles. Les regards qui s’échangent. Quelques paroles aussi. Même mise à l’écart, je ressens la gravité de l’instant. Marqué à jamais en moi. Cet instant où l’une des gardiennes parle à ma mère de façon dérobée. Pour ne pas que j’entende. Cela dure de nombreuses minutes. Éternelles.

On m’informe à demi-mot de la nouvelle le soir même. Sans explication. On me dit que je suis choisie pour être consacrée. Que dorénavant je vivrai au Temple où je serai élevée pour La représenter.A partir de cet instant je n’ai plus été une enfant, mais une Servante de la Déesse. J’ai perdu la liberté de cette vie pour gagner autre chose. Bien sûr, j’ai peur. Bien sûr, je ne veux pas quitter ma maison. Mais il faut se remettre dans le contexte de l’époque où la plus belle des choses était d’être choisie par Elle. J’ai grandi avec ça. Pas d’instruction, pas d’école, pas d’ouverture au monde. Seules les visites au temple comme unique voie possible. Je suis résignée, et heureuse de faire plaisir à ma mère.

Je ne sais pas ce qui m’attend et surtout je ne peux pas l’imaginer…
Aucune enfant ne le pourrait….Lorsque la Lune fut noire, j’ai quitté ma famille définitivement pour prendre mon service.J’étais toute jeune. Probablement 7 ou 8 ans.Je revois encore celle qui était ma mère, pleurant de joie et de fierté, ne pas hésiter une seconde à se séparer de sa fille unique. Que je sois choisie pour intégrer le Temple des Vierges, était pour elle la meilleure destinée.C’est son vœux qui a été entendu ce jour là, peu importe que je m’en aille. Sa foi a eu raison de mon enfance. Je revois encore ce petit tissu beige dans lequel elle a enveloppé une robe de bure et un bandeau de corde pour mes cheveux, cachant par là-même, une poignée d’amandes, dernier geste de son amour.

Je n’ai rien eu le droit d’emporter d’autre.
Laissant derrière moi ce qui avait été ma vie, mon univers, ces quelques années de petite fille. Mon père et ma mère. Ceux là mêmes qui deviendraient pour moi de simples visiteurs quand je le croiserai plus tard dans l’espace sacré. Je n’ai rien emporté, ni ce petit caillou bleu que j’avais ramassé au bord d’une falaise, ni même les plumes de chouettes que mon père m’avait offertes. Rien. Tout est resté sur place, dans cette petite maison qui fût pendant 8 ans mon si bel univers. Et les chiens que j’aimais tant. Je suis partie sans un adieu.

On quitte parfois les êtres chers, sans un mot, sans une caresse. Une part de nous reste alors à jamais près d’eux. Deuil non abouti, hologramme en surimpression sur ce plan de réalité. Vous appelez cela… des fantômes.

Il faut alors accumuler beaucoup d’énergie pour récupérer toutes nos parts, et la Mémoire est en cela la meilleure des alliés. Souviens toi de te rappeler de ça…. Sans plus attendre j’ai été transportée au Temple sur un âne.Je ne devais plus toucher le sol en dehors de l’espace Saint. On garde une vision idéalisée de l’époque où la Déesse était honorée. Mais quand il faut, jeune enfant, quitter père et mère pour intégrer, seule, ce lieu, certes emprunt de beauté, mais aussi de froideur et d’humidité, je peux vous dire que c’est chose difficile.A mon arrivé, certaines Vierges étaient en cercle. Oh qu’elles étaient belles ! Leurs longs cheveux noués, leurs corps fins et légers, et ces fleurs posés sur les têtes… Et, dans cette extrême beauté, flottait une extrême rigueur. J’ai vite compris que les amusements étaient finis pour moi. Que ma propre personne serait à oublier.

Se consacrer à la Déesse c’est vivre un sacrifice humain, tout en gardant la vie.
Du moins une forme de Vie.On me coiffait, on m’habillait, on m’apportait mes repas et surtout on me droguait.Il fallait que je sois bientôt capable de prédire l’avenir et de rester impassible devant l’exaltation ou la douleur des gens qui viendraient chercher guérison ou bénédiction. Alors, chaque matin, on me donne à boire des mélanges de plantes d’une atroce amertume. De celles qui font tourner la tête et vous donnent envie de vomir. Mon aversion actuelle pour cette saveur me vient probablement de là. Alors ma tête tourne, et ma conscience s’envole parfois vers la Déesse, ou tout autre esprit qui nous accompagne. Ce n’est pas une prouesse ni même une fierté, c’est seulement Une Vie. Une Vie entre deux mondes. Une place rêvée de toutes. Et pourtant, tant de sacrifices…
Et chaque soir le même rituel, on me fait respirer des fumigations.
Au matin on me demande de détailler mes rêves. De quel couleur était l’animal ? Que t’a-t-on raconté dans la grotte aux corbeaux ? Quel chemin as-tu emprunté ? As-tu vu la Déesse ? L’enfant dans ses bras était-t-il fille ou garçon ?Tout est interprété comme des messages venant d’Elle.
Messages adressés parfois aux Vierges, parfois aux visiteurs de passage.

Je n’ai pas eu le droit une seule fois de me plaindre, encore moins de pleurer, ni même de rire. J’ai du devenir froide et droite et pure et humble. Finalement inhumaine, pour que la Déesse puisse s’exprimer à travers ma jeune bouche.

Quatre fois l’an, en lien aux solstices et aux équinoxes, il y a de grands rassemblements
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Les gens viennent de toute l’île pour se joindre à nous. Certains viennent de l’île voisine. Autant dire que c’est un grand voyage. Pendant plusieurs jours ils festoient, se baignent dans nos fontaines et écoutent l’oracle. Leurs paniers sont remplis de vivres, certains pour la Déesse elle-même et d’autres pour les Vierges. Des fleurs, des amphores pleines d’huiles, des pots d’abricots et des chèvres par centaines, rarement un bœuf, de nombreux poissons séchés, des poulpes et des pots de graisse. Oh que je les envie, ces fillettes jolies qui courent pieds nus sur la terre, oh que j’aimerais moi aussi partir pêcher avec mon père et confectionner des choses avec ma mère. Mais tout cela est fini, je le sais. Et puis…, de cela je me souviens très bien.

La fête qui a suivi mes premiers saignements.
Après plusieurs semaines de longues préparations, est advenu ce qui devait. Le matin même, j’ai été totalement couverte d’une sorte d’onguent couleur bronze. Un onguent de graisse et de cire, mélangé à des plantes magiques. -L’hélychrisum fait partie de la composition et reste encore aujourd’hui une alliée aux mille pouvoirs- Nue, de la tête aux pieds, recouverte en entier. Seuls mes yeux et ma bouche sont restés intacts. Mais le reste du corps a été totalement couvert de cette pâte odorante. J’ai en image une statue mordorée. Frêle et immobile. Il faut y arriver à ne pas bouger alors que l’onguent colle et commence bientôt à sécher puis craqueler. Il faut savoir que cela gratte partout le corps. Cela fourmille de l’intérieur. Un vrai supplice. Jeune fille, surtout ne bouge pas. Surtout ne dis rien. Et si tu croises ta mère, ne la regarde pas. Ni elle, ni personne. Sois immobile, sois impassible. Sois Elle.

Les prêtresses m’ont alors posée sur un siège en hauteur. J’ai été baladée ainsi dans tout ce dédale. Une vrai petite ville.Au passage du cortège il y a eu des prosternations et des évanouissements. Les gens veulent me toucher, ils me présentent des enfants, tendus à bout de bras, ils pleurent et réclament un regard. Je ne dois pas bouger. Ils proclament, ils crient. Se bousculent. Je ne dois pas bouger. Il y a la foule et beaucoup de bruit. Des marchands promènent leurs poissons sur des charrettes, des mendiants ramassent la galette tombée là, des esclaves suivent leurs maîtres, les riches sont joliment vêtus, et toutes sortes de vies encore. Des fleurs partout. Des odeurs partout. Je te laisse imaginer. Ici, dans l’espace sacré du temple, je ne dois pas bouger.Puis à la nuit tombée, je suis posée là.Dans cette pièce de pierres grises où seul trône encore en son centre, un immense réceptacle qui accueille le feu.

Si tu vas à Malte un jour, tu pourras te promener en ce lieu, dont il reste quelques vestiges.
A l’époque dont je te parle, tout était sublime. De nombreuses maisons, des escaliers, des murs décorés, des foyers pour les flammes, des fontaines pour l’eau, des places pour le marché. Vie locale et sacrée se côtoient en permanence. Alors, sur cet autel qui fait face à ce feu, à moitié consciente et totalement immobile, les visiteurs sont venus à moi. Un à un et ils ont décollé de ma peau des morceaux de la pâte qui avait durcie. Et ils l’ont mis en bouche. J’ai eu l’impression qu’ils mangeaient ma chair. Ils sont entrés alors dans des transes hypnotiques. Et le bruit fort des chants et des cris résonne encore en mon âme.Il y a les chants de femmes qui retentissent au loin, et tous ces cris proches de mes oreilles. Il y a des hommes qui embrassent des femmes et des femmes nues qui dansent. Et des danses qui se transforment en prières. Et des prières en cris. Et des cris en joie. Cris de Feu. Cris de l’Âme.

Les prêtresses distribuent des breuvages aux pèlerins.
Des enfants partout. Des masques aussi. Et des accoutrements que vous trouveriez grotesques et qui expulsent le démon. Ils sont tous en transe, je te dis.Il y a tout ce mélange sous « mes » yeux. Sous les yeux de la Déesse qui se réjouit de voir la jouissance.Une fête de Vie, une fête de Joie, une fête de Terre. Une fête, à laquelle j’assiste sans broncher.Femme Servante je suis. Ainsi est ma vie.Viennent alors en cascade, encore aujourd’hui – quand la mémoire refait surface- tous ces visages qui défilent, les uns après les autres. Des visages grimaçants, saugrenus, hilares. Des visages suppliants, menaçants, moqueurs ou implorants. Des visages qui défilent et des flammes derrière. Des visages par centaines qui arrivent à mes yeux et donnent le tournis. Et puis, plus rien.Je ne me souviens pas du reste. Je pense que les drogues qu’elles m’ont fait ingérer dès le plus jeune âge ont eu raison de ma mémoire.
Ce que je sais en revanche, c’est que le jour du grand voyage de cette vie-là, je me suis retrouvée dans une version astrale de ce Temple. Et il m’a fallu beaucoup de temps et d’énergie pour réaliser que ce que je prenais pour un « paradis », n’était qu’une construction de mon esprit, une autre hallucination, et qu’il me faudrait beaucoup de patience pour me défaire de mes croyances et continuer, plus libre alors, ce grand voyage dans le Grand Rêve.

J’ai d’ailleurs fait le choix de retourner vivre de nombreuses fois sur ces îles de méditerranée. Tantôt l’une et tantôt l’autre. Tantôt homme, tantôt femme, mais toujours les mêmes rites. Petites îles, petits cailloux que je visite encore aujourd’hui. Et qui me ravissent le cœur. Ces îles qui m’offrent le pouvoir et la possibilité de réactiver en moi des Mémoires de Vie. On ne quitte pas ses croyances comme ça, ni les lieux, ni les temps, ni les êtres. Pense-y. On peut faire le choix d’y revenir, autant de fois que nécessaire, jusqu’à la transcendance…. de ce que furent nos Vie.
Mais là, résonnent encore, d’autres Histoires….
Je suis née sur une petite île sèche, que vous appelez aujourd’hui « Malte ». Et dans l’espace sacré du temple, ils sont entrés dans des transes hypnotiques. Et de cette Vie… je me souviens.

Marjolaine Femme du Rêve
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